VI
LE PASSAGE DE SAN GINÉS.

Le tripot grouillait de gens qui jouaient la prunelle de leurs yeux, quand ce n’était pas leur âme. Dans le brouhaha des conversations et le va-et-vient des joueurs, des curieux et de ceux qui cherchaient à profiter de la bonne fortune des autres, Juan Vicuna, ancien sergent de cavalerie mutilé à Nieuport, traversa la salle en prenant garde à ce que personne ne lui fasse renverser le pichet de vin qu’il tenait à la main. Il regarda autour de lui, satisfait. Sur la demi-douzaine de tables, cartes, dés et argent allaient et venaient, changeaient de mains au milieu des soupirs, des jurons, des pardieu et des regards d’envie. Les pièces d’or et d’argent luisaient à la lumière des grosses chandelles de suif qui pendaient du plafond de brique. Les affaires allaient on ne peut mieux. Le tripot de Vicuna se trouvait dans une cave de San Miguel, tout près de la Plaza Mayor. On s’y adonnait à tout ce qu’autorisaient les ordonnances du roi et même, sans grande dissimulation, à ce qui l’était moins. Les seules limites étaient celles de l’imagination des joueurs, passablement fertile à l’époque. On y jouait au jeu de l’hombre, à la vade et au piquet – des jeux qui demandaient du sang-froid – autant qu’au sept et aux autres jeux dits d’estocade, à cause de la vitesse à laquelle ils vous laissaient bouche bée, les goussets vides. Le grand Lope de Vega en avait parlé en ces termes :

Tout comme tirer l’épée à la moindre occasion, oui, jouer est raison avec qui a deniers.

À peine quelques mois plus tôt, un décret royal avait interdit les maisons de jeu. Notre Philippe IV était jeune, bien intentionné, et croyait, avec l’assistance de son pieux confesseur, à des choses comme le dogme de l’Immaculée Conception, la cause catholique en Europe et la régénération morale de ses sujets dans les deux mondes. Il avait même tenté de fermer les maisons de tolérance. Autant de coups d’épée dans l’eau. Car si quelque chose passionnait les Espagnols sous la monarchie autrichienne, à part le théâtre, les courses de taureaux et certaines autres choses dont je vous parlerai plus tard, c’était bien le jeu. Des villages de trois mille âmes usaient cinq cents douzaines de jeux de cartes à l’année et l’on jouait autant dans la rue où les ruffians, les voyous et les escrocs improvisaient des tables de jeu pour dépouiller les imprudents par leurs manigances, que dans les maisons de jeu légales ou clandestines, dans les prisons, les bordels, les tavernes et les corps de garde. Les villes importantes comme Madrid ou Séville abondaient en curieux et oisifs aux poches bien garnies qui étaient prêts à tenter leur chance aux cartes ou aux dés. Tout le monde jouait, le peuple comme la noblesse, les gentilshommes comme les vauriens. Même les femmes, qui n’étaient cependant pas admises dans des maisons comme celle de Juan Vicuna, jouaient elles aussi et maniaient aussi bien que les hommes le trèfle, le pique ou le carreau. Inutile de préciser que, violents et fiers comme nous sommes, les disputes de jeu se terminaient souvent à la pointe d’une épée.

Vicuna arriva à l’autre bout de la salle, non sans avoir surveillé du coin de l’œil quelques docteurs de la fripouille, comme il appelait les tricheurs qui plumaient l’oie sans la faire crier en marquant les cartes ou en les gardant dans leur manche. Il s’arrêta pour saluer fort courtoisement Don Raúl de la Poza, un hidalgo de Cuenca très riche mais tête folle, enclin à faire les quatre cents coups et qui était l’un de ses meilleurs clients. L’homme avait ses habitudes. Il sortait comme chaque soir du bordel de la rue Francos qu’il fréquentait assidûment, et ne laisserait le tripot qu’à l’aube, pour entendre la messe de sept heures à San Ginés. Sur sa table roulaient les pièces d’un écu et il avait toujours autour de lui une petite cour de joueurs et de profiteurs qui mouchaient les chandelles, servaient le vin et même lui apportaient le pot de chambre quand il était trop échauffé et ne voulait pas perdre la main. Tout cela en échange d’une gratification : les un ou deux réaux de pourboire qu’il donnait chaque fois qu’il gagnait. Cette nuit-là, il était accompagné du marquis d’Abades et d’autres amis, ce qui rassura Vicuna, car il ne passait guère de jours que trois ou quatre truands n’attendent Don Raúl à la porte pour le délester de ses gains.

Diego Alatriste remercia pour le vin de Toro et but le pichet d’un trait. Il était en chemise, mal rasé, assis sur une paillasse dans une chambre discrète où Vicuna venait parfois se reposer. Une jalousie permettait de voir dans la salle sans être vu. Le capitaine était sur le qui-vive : bottes aux pieds, l’épée sur un tabouret, un pistolet chargé sur le couvre-lit, la biscayenne sous l’oreiller. De temps en temps il jetait un coup d’œil dans la salle. Il y avait une porte au fond de la chambre, presque secrète, qui donnait par un passage sous une arche de la Plaza Mayor. Vicuna vit que le capitaine s’était préparé à battre rapidement en retraite par cette porte, au cas où les choses se gâteraient. Depuis quarante-huit heures, Diego Alatriste n’avait fait qu’un petit somme. Et dans l’après-midi, quand Vicuna était entré silencieusement dans la pièce pour voir si son ami avait besoin de quelque chose, il s’était retrouvé face à face avec le canon menaçant du pistolet entre les deux yeux. Alatriste ne semblait nullement impatient. Il tendit le pichet vide à Vicuna qu’il fixa de ses yeux clairs dont les pupilles étaient très dilatées à la faible lumière de la petite lampe à huile posée sur la table.

— Il t’attend dans une demi-heure, dit l’ancien sergent. Dans le passage de San Ginés.

— Comment va-t-il ?

— Bien. Il est depuis hier chez un ami, le duc de Medinaceli, et personne n’est venu l’inquiéter. Il n’est pas poursuivi par la justice, ni par l’Inquisition. L’aventure est restée secrète.

Le capitaine acquiesça lentement. Il réfléchissait. Loin d’être étrange, ce secret était logique. L’Inquisition ne faisait jamais sonner les cloches avant d’avoir noué tous les fils de ses pièges. Et la chose n’était encore qu’à moitié faite. Mais cette absence de nouvelles pouvait aussi faire partie du traquenard.

— Que dit-on sur le parvis de San Felipe ?

— Des rumeurs.

Vicuna haussa les épaules. Une échauffourée à la Porte de l’Incarnation. Un mort… On dit qu’il s’agirait d’histoires galantes avec des religieuses.

— Ils sont allés chez moi ?

— Non. Mais Martin Saldana flaire quelque chose, car il est venu faire un tour à la taverne. Selon la Lebrijana, il n’a rien dit mais il a laissé sous-entendre beaucoup de choses. Il a fait comprendre que les argousins du corregidor n’étaient pas de la partie, mais que l’endroit était surveillé. Il n’a pas dit par qui, mais il a insinué qu’il s’agissait de familiers du Saint-Office. Le message est simple : il ne trempe pas dans cette affaire, mais tu dois faire attention à ta peau. Apparemment, la chose est délicate, ils sont très prudents et ils n’en parlent à personne.

— Et Inigo ?

Il le regardait, impassible, sans aucune expression. Le vétéran de Nieuport s’arrêta, embarrassé. De son unique main, il se mit à faire tourner le pichet de vin.

— Rien, répondit-il enfin à voix basse. Il a disparu comme si la terre l’avait englouti.

Alatriste demeura un moment silencieux. Puis il regarda le plancher entre ses bottes et se leva.

— As-tu parlé au père Ferez ?

— Il fait son possible, mais c’est difficile.

Vicuna regarda le capitaine enfiler son gilet de peau de buffle. Tu sais bien que les jésuites et le Saint-Office n’ont pas l’habitude de se faire des confidences, et si le petit est entre les mains des inquisiteurs, nous ne le saurons peut-être pas tout de suite. Je te tiendrai au courant si j’apprends quelque chose. Il te propose aussi de te réfugier dans l’église de la Compagnie de Jésus, si tu le désires… Il dit que les dominicains ne pourront jamais t’en faire sortir, même s’ils juraient que tu as tué le nonce – il regarda à travers la jalousie dans la salle de jeu, puis se retourna vers le capitaine. À propos, Diego, quoi qu’il arrive, j’espère bien que tu n’as quand même pas tué le nonce.

Alatriste prit son épée et la fit glisser dans son fourreau qu’il accrocha à sa ceinture. Puis il mit son pistolet sous son ceinturon après en avoir soulevé le chien pour s’assurer qu’il était toujours bien amorcé.

— Je te raconterai tout un autre jour, dit-il.

Il s’apprêtait à s’en aller comme il était venu, sans un mot d’explication ou de remerciement. Dans le monde que se partageaient le capitaine et l’ancien sergent de cavalerie, ces détails allaient de soi. Vicuna éclata d’un rire rude de soldat :

— Pardieu, Diego. Je suis ton ami, mais je ne suis pas curieux. Et je n’ai aucune envie de me balancer au bout d’une corde… Alors, s’il te plaît, je ne veux rien savoir, ni aujourd’hui ni demain.

La nuit était avancée lorsqu’il sortit drapé dans sa cape et coiffé de son chapeau sous les sombres arcades de la Plaza Mayor. Puis il se dirigea vers la rue Nueva. Personne parmi les rares passants ne fit attention à lui, sauf une fille de joie qui lui proposa entre deux arches, sans grande conviction, de le soulager de quelques pièces de monnaie. Il franchit la Porte de Guadalajara où deux gardiens dormaient devant les volets fermés des boutiques des bijoutiers. Ensuite, pour éviter les argousins qui traînaient souvent dans les parages, il descendit la rue de las Hileras jusqu’à l’Arsenal, puis remonta vers le passage de San Ginés où à cette heure venaient prendre le frais ceux qui s’étaient réfugiés dans des églises.

Comme vous le savez, à cette époque les églises étaient des lieux de refuge où ne pouvait pénétrer la justice ordinaire. Quiconque volait, blessait ou tuait, bref, quiconque avait quelque chose à se reprocher pouvait se réfugier dans une église ou un couvent. Jaloux de ses privilèges, le clergé les défendait bec et ongles contre l’autorité royale. La chose était si courante que certaines églises célèbres regorgeaient de clients qui jouissaient de l’impunité dans leur refuge. On trouvait de tout dans cette clientèle et la corde aurait manqué pour honorer tant de gentils gosiers, En raison de sa profession, Diego Alatriste avait dû lui-même s’y réfugier plusieurs fois. Et Don Francisco de Quevedo aussi, du temps de sa jeunesse. Mais le poète avait vu bien pire, comme lorsque le duc d’Osuna avait tenté son coup de main à Venise et que Don Francisco avait dû prendre la fuite déguisé en mendiant. Toujours est-il que des endroits comme la cour des orangers de la cathédrale de Séville, par exemple, ou une bonne douzaine d’églises de Madrid, dont San Ginés, jouissaient du douteux privilège d’accueillir la fine fleur des fiers-à-bras, des malandrins, des aigrefins et des filous de tout acabit. L’illustre confrérie, qui devait naturellement manger, boire, faire ses besoins et s’occuper de ses affaires, profitait de la nuit pour faire un petit tour dehors, préparer de mauvais coups, régler ses comptes ou allez donc savoir quoi. Chacun y recevait aussi ses amis et complices, de sorte que les alentours de ces églises et même leurs dépendances se transformaient la nuit en tavernes de brigands et en bordels où chacun racontait ses prouesses, réelles ou imaginées, où les sentences de mort se négociaient à tant le coup de couteau, où battait, pittoresque et féroce, le pouls de cette Espagne vile, dangereuse et effrontée.

L’Espagne des vauriens, des coupeurs de bourses et de ces autres chevaliers d’industrie dont les portraits n’ont jamais décoré les murs des palais, mais dont le souvenir est resté dans des pages immortelles. Quelques-unes – et non des pires – de la main de Don Francisco :

Grullo souffrit tourment et fut à la question, comme à noce il dit non et non au châtiment.

Ou ces autres lignes célèbres :

En maison de marauds, envoyé au gibet, pour saigneur de l’épée on me mit au cachot.

Le passage de San Ginés était un de leurs lieux favoris. Ils s’y rendaient la nuit pour y prendre l’air, converser avec leurs amis et connaissances, manger un morceau debout dans une gargote improvisée, jusqu’à ce que la très digne racaille se dissolve comme par enchantement quand les argousins pointaient le nez. Lorsque Diego Alatriste arriva dans l’étroite ruelle, il s’y trouvait une trentaine d’âmes : bravaches, tire-laine, quelques putains qui faisaient leurs comptes avec leurs maquereaux et des groupes de matamores et de vauriens qui s’envoyaient des outres et des dames-jeannes de méchant vin. Il n’y avait presque pas de lumière, à l’exception d’une minuscule lanterne accrochée au coin du passage, sous l’arche. Presque tout était plongé dans le noir et une bonne moitié des gens qui se trouvaient là se cachaient le bas du visage avec leur cape. Malgré son animation, le passage était vraiment sinistre et ne semblait guère convenir au rendez-vous auquel venait le capitaine. C’était le genre d’endroit où, à moins d’être plusieurs et bien armés, curieux et argousins risquaient fort de se faire entailler la gorge en moins de temps qu’il ne faut pour dire amen.

Le capitaine reconnut Don Francisco de Quevedo malgré sa cape. Le poète se tenait près de la petite lanterne. Alatriste s’approcha de lui en se dissimulant, puis ils s’éloignèrent, cape remontée sur le visage, chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, ce qui ne les distinguait guère de la moitié de la clientèle du passage.

— Mes amis se sont renseignés, dit le poète après qu’ils se furent salués. Apparemment, Don Vicente et ses fils étaient surveillés par l’Inquisition. Et j’ai bien l’impression que quelqu’un a profité de cette aventure pour faire d’une pierre deux coups. Je pense à vous, capitaine.

À voix basse et en se cachant de ceux qui passaient devant eux, Don Francisco mit Alatriste au courant de ce qu’il avait réussi à apprendre. Le Saint-Office, rusé et patient, parfaitement au fait par ses espions des projets de la famille de la Cruz, avait laissé faire, espérant surprendre les complices en flagrant délit. Son intention n’était pas de défendre le père Coroado, mais bien tout le contraire : le père Coroado comptait sur la protection du comte d’Olivares à qui l’Inquisition faisait une guerre sourde ; elle espérait que le scandale jetterait le discrédit autant sur le couvent que sur son protecteur. Elle en profiterait pour mettre la main sur une famille de convertis qu’elle accuserait d’être judaïsants. Et un bûcher de plus n’était pas une mauvaise chose pour le Conseil suprême de l’Inquisition. Le problème est qu’ils n’avaient pris presque personne vivant : Don Vicente de la Cruz et son fils cadet, Don Luis, avaient vendu cher leur peau dans l’embuscade. Le fils aîné, Don Jerónimo, grièvement blessé, avait quand même réussi à s’échapper et se cachait quelque part.

— Et nous ? demanda Alatriste. Les besicles du poète jetèrent un éclair quand il secoua la tête.

— On ne nomme personne. Il faisait trop noir pour qu’on nous reconnaisse. Et ceux qui s’étaient suffisamment rapprochés ne sont plus là pour le dire.

— Mais ils savent que nous sommes mêlés à cette affaire.

— C’est possible.

— Don Francisco fit un geste vague. Mais ils n’ont pas de preuves formelles. Pour ma part, je recommence à bénéficier de la faveur du conseiller et du roi. À moins de me surprendre la main dans le sac, il sera difficile de m’accuser de quoi que ce soit – il s’arrêta, l’air soucieux. Quant à vous, je ne sais trop que penser. Ils essaient peut-être de trouver quelque chose pour vous inculper. Ou peut-être vous cherchent-ils discrètement.

Deux malandrins et une putain passèrent à côté d’eux en se disputant. Don Francisco et le capitaine se rapprochèrent du mur pour leur céder la place.

— Et Elvira de la Cruz ?

Le poète poussa un soupir de découragement.

— Elle est détenue. La pauvre va avoir droit au pire. On l’a jetée dans les prisons secrètes de Tolède et je crois sentir déjà l’odeur des fagots.

— Et Inigo ?

La pause fut longue. Alatriste avait posé sa question sur un ton froid et neutre. Il m’avait gardé pour la fin. Don Francisco regardait autour de lui les gens qui se promenaient dans l’ombre du passage, parlant de choses et d’autres. Puis il se retourna vers son ami.

— Il est lui aussi à Tolède – il se tut et fit un geste d’impuissance. Ils l’ont attrapé près du couvent.

Alatriste garda le silence. Il resta longtemps ainsi, regardant les gens qui flânaient dans le passage. Quelques notes de guitare se firent entendre au coin de la ruelle.

— Ce n’est qu’un enfant, dit-il enfin. Il faut le sortir de là.

— Impossible. Et vous feriez mieux de garder vos distances… Je suppose qu’ils comptent s’appuyer sur son témoignage pour vous inculper.

— Ils n’oseront pas le maltraiter. Don Francisco rit doucement, un rire amer et las.

— Capitaine, l’Inquisition ose tout.

— Alors, il faut faire quelque chose.

Il prononça ces mots d’une voix glacée, obstinée, les yeux tournés vers la sortie du passage. Don Francisco regardait dans la même direction.

— Sans doute, répliqua le poète. Mais je ne sais pas quoi.

— Vous avez des amis à la cour.

— Je les ai tous mobilisés. Je n’oublie pas que c’est à cause de moi si nous en sommes là.

Le capitaine ébaucha un geste de la main, comme pour exonérer Don Francisco de toute faute. Il attendait de son ami qu’il fasse tout ce qui était en son pouvoir, mais il ne lui reprochait rien. Alatriste s’était fait payer pour son travail. Et surtout, c’était à lui de s’occuper de moi. Le capitaine resta si longtemps silencieux que le poète le regarda avec inquiétude.

— Ne vous avisez pas de vous livrer, murmura-t-il. Vous vous feriez du tort et vous ne rendriez service à personne.

Alatriste demeurait muet. Près d’eux, quelques braves à trois poils se mirent à parler haut et fort en se donnant du « monsieur » et des « foi d’hidalgo », ce qu’ils n’étaient certainement pas, comme en témoignaient les noms sous lesquels ils s’interpellaient. Deux d’entre eux se faisaient appeler Main-de-fer et Cou-de-taureau. Au bout d’un moment, le capitaine se remit à parler.

— Vous disiez tout à l’heure, dit-il à voix basse, que l’Inquisition cherchait à faire d’une pierre deux coups… Que vouliez-vous dire ?

— Je parlais de vous, répondit Don Francisco sur le même ton. Vous étiez leur quatrième victime, mais ils n’ont réussi qu’à moitié… À ce qu’il paraît, tout le plan avait été manigancé par deux personnes que vous connaissez bien : Luis d’Alquézar et le père Emilie Bocanegra.

— Pardieu !

Le poète s’arrêta, croyant que le capitaine allait ajouter quelque chose à son juron, mais il resta silencieux. Il était toujours tourné vers le fond de la ruelle, immobile dans sa cape. Le bord de son chapeau dissimulait son visage dans la noirceur.

— Apparemment, continua Don Francisco, ils ne vous pardonnent pas l’affaire du prince de Galles et de Buckingham… L’occasion est trop belle : le père Coroado, le couvent du conseiller, la famille de convertis et vous par-dessus le marché feraient de beaux fagots pour un autodafé.

Un ruffian qui passait par là en se rinçant le gosier heurta Don Francisco. Le poète s’interrompit et le coquin, fort mal embouché, se retourna dans un grand tintamarre d’acier.

— Ma foi, vous me gênez, compagnon ! Le poète le regarda nonchalamment et recula un peu, récitant entre ses dents, moqueur :

Vous, Bernard chez les Francs, en Espagne Roland, votre épée est un dard et balafre le lard.

Le fier-à-bras l’entendit. Prenant la mouche, il fit le geste de porter la main à son épée avec beaucoup d’ostentation.

— Par le corps du Christ, dit-il, ni Bernard ni Roland. Je m’appelle Anton Novillo de la Gamella et celui qui me cherche, je lui retaille les oreilles pour lui en faire passer l’envie.

Il avait prononcé ces mots d’un air menaçant, la main sur le pommeau de son épée, mais sans se décider à dégainer, ne sachant à qui il avait à faire. Ses camarades se rapprochèrent, eux aussi avec l’envie d’en découdre, et s’arrêtèrent jambes écartées, dans un grand fracas de lames entrechoquées et avec force retroussements de moustaches. Ils étaient de ceux qui se veulent si braves qu’ils confessent des crimes jamais commis pour se vanter. À eux tous, ils auraient eu raison en un clin d’œil d’un manchot, mais Don Francisco ne l’était nullement. Alatriste vit que le poète dégageait par-derrière sa dague et son épée et que, sans ôter complètement sa cape, il s’en servait maintenant pour se protéger le ventre. Il s’apprêtait à faire de même, car l’endroit était tout trouvé pour jouer les tire-laine, quand un des camarades du matamore – un grand diable coiffé d’un bonnet qui portait en travers de la poitrine un baudrier large d’une paume auquel pendait une énorme flamberge – dit à la cantonade :

— Camarades, nous allons hacher menu ces messieurs et en faire de la chair à saucisse. Je la leur ferai danser, moi, la danse macabée.

Il avait sur le visage plus de points et de marques qu’un livre de musique, sans parler de son accent et de ses manières qui annonçaient un ruffian des bas quartiers de Cordoue – ruffian cordouan et femelle valencienne, disait le refrain. Lui aussi fit mine de vouloir dégainer, mais sans s’y résoudre, attendant qu’un autre comparse vienne les rejoindre. À quatre contre deux, la partie ne lui paraissait pas égale.

C’est alors que Diego Alatriste partit d’un grand éclat de rire, à la surprise de tous.

— Allons, Chie-le-feu, dit-il avec une nonchalance amusée, aie pitié de ce monsieur et de moi. Ne nous tue pas d’un seul coup, mais petit à petit, en souvenir du bon vieux temps.

Stupéfait, le ruffian le regarda, plutôt penaud, cherchant à le reconnaître sous sa cape et dans l’obscurité. Finalement, il se gratta sous son bonnet enfoncé sur ses sourcils broussailleux.

— Par la Vierge, dit-il enfin, si ce n’est pas le capitaine Alatriste.

— En personne. Et la dernière fois que nous nous sommes vus, c’était en prison.

Ce qui était fort vrai de la dernière. Quant à la première, le capitaine, jeté au cachot pour quelques dettes, n’avait pas trouvé mieux à faire, sitôt la porte de la geôle refermée derrière lui, que de porter un couteau de boucher à la gorge de ce Chie-le-feu, Bartolo de son vrai nom, qui passait pour le plus batailleur de la prison. Le geste avait valu à Diego Alatriste la réputation d’un homme qui n’a pas froid aux yeux, sans parler du respect du Cordouan et des autres prisonniers. Respect qui se transforma en loyauté quand il leur distribua les potages et les bouteilles de vin que lui envoyaient Caridad la Lebrijana et ses amis pour rendre son séjour moins austère. Une fois remis en liberté, le capitaine avait continué à lui faire parvenir quelques douceurs de temps en temps.

— Vous alliez tout droit taquiner la sardine sur les galères du roi, monsieur Chie-le-feu, si je me souviens bien.

Les compagnons du brave, dont celui qui se faisait appeler Anton Novillo de la Gamella, avaient changé d’attitude. Ils suivaient maintenant le déroulement de l’affaire avec une curiosité toute professionnelle et une certaine considération, comme si la déférence que leur compagnon montrait à l’égard de cet homme drapé dans sa cape était un meilleur aval qu’une bulle du pape. De son côté, Chie-le-feu semblait heureux qu’Alatriste soit au courant de son curriculum taudis.

— Pour sûr, monsieur le capitaine – répondit-il, et son ton de voix avait beaucoup changé depuis qu’il avait parlé de faire de la chair à saucisse. J’aurais été jouer des castagnettes avec les fers aux mains et aux pieds sur une galère du roi, si ma sainte femme, Blasa Pizorra, n’avait pas fait des caresses à un greffier. À eux deux, ils ont réussi à adoucir le juge.

— Et que faites-vous ici ? Vous vous êtes réfugié dans une église ou vous n’êtes qu’en visite ?

— Pardieu, si seulement j’étais en visite, se lamenta le fier-à-bras, résigné. Il y a trois jours que moi et mes camarades ici présents, on a troué la peau d’un argousin. On attend que les choses se tassent ou que ma douce moitié mette de côté quelques ducats. Vous savez bien qu’il n’y a pas d’autre justice que celle qui s’achète.

— Je suis content de vous voir.

Dans la pénombre, Bartolo Chie-le-feu ouvrit sa bouche caverneuse et ébaucha ce qui pouvait passer pour un sourire amical.

— Moi aussi, et de vous voir en bonne santé. Morbleu, me voilà à votre disposition ici, à San Ginés, avec ma main et ma rapière pour vous servir – il toucha son épée qui s’entrechoqua à grand bruit avec sa dague et ses poignards –, pour servir Dieu et les camarades, au cas où vous auriez quelqu’un à trucider entre chien et loup – il regarda Quevedo d’un air conciliant, puis se retourna vers le capitaine en portant deux doigts à son bonnet. Et pardonnez l’erreur.

Deux putains passèrent en courant, les jupes retroussées. La guitare s’était tue au coin de la ruelle et un mouvement d’inquiétude agita la racaille du passage. Tous se retournèrent pour regarder.

— Le guet !… Le guet !… s’écria quelqu’un.

Alguazils et argousins arrivaient à grand bruit au coin de la ruelle. On criait : « Place à la justice ! Rendez-vous ! Rendez-vous à la justice du roi ! » La petite lanterne s’éteignit d’un coup pendant que les paroissiens se dispersaient avec la vitesse de l’éclair pour se réfugier dans l’église ou filer vers la Calle Mayor. En moins de temps qu’il n’en faut pour tuer un homme, il ne resta plus une âme dans le passage.

De retour vers la cave de San Miguel, Diego Alatriste fit un long détour pour éviter la Plaza Mayor, puis il s’arrêta devant la Taverne du Turc. De l’autre côté de la rue, protégé par l’obscurité, il observa un moment les volets fermés et la fenêtre éclairée à l’étage, là où vivait Caridad la Lebrijana. Elle était réveillée, ou elle avait laissé une lumière à son intention. Je suis ici et je t’attends, semblait dire le message. Mais le capitaine ne traversa pas la rue. Il se contenta de rester là, parfaitement immobile, engoncé dans sa cape, le chapeau enfoncé sur les yeux, caché dans l’ombre d’un porche. La rue de Tolède et celle de l’Arquebuse semblaient désertes, mais il était impossible de savoir si quelqu’un n’espionnait pas dans l’obscurité d’une entrée. Le capitaine ne pouvait voir que la rue vide et cette fenêtre éclairée où il crut apercevoir une ombre. Peut-être la Lebrijana était-elle éveillée. Peut-être l’attendait-elle. Il se l’imagina dans sa chambre, le cordon de sa chemise de nuit flottant sur ses épaules brunes et nues, et il eut la nostalgie de l’odeur tiède de ce corps qui, malgré les nombreuses guerres qu’il avait livrées à une autre époque, des guerres mercenaires à tant la nuit, les baisers et les mains étrangères, continuait d’être beau, dense et chaud, confortable comme le sommeil, ou comme l’oubli.

Il lutta contre l’envie de traverser la rue et de se réfugier près de ce corps accueillant qui jamais ne se refusait. Mais son instinct de conservation fut le plus fort. Il effleura de la main la biscayenne qui faisait contrepoids au pistolet caché sous sa cape. Puis il se remit à scruter les ténèbres, méfiant, à l’affût d’une ombre ennemie. Pendant un long moment, il désira la rencontrer. Depuis qu’il me savait entre les mains de l’Inquisition et qu’il connaissait les noms de ceux qui avaient tiré les fils du piège, une colère lucide et froide, proche du désespoir, s’était emparée de lui. Il fallait qu’elle explose, d’une façon ou d’une autre. Le sort de Don Vicente de la Cruz, de ses fils et de la novice recluse lui importait assez peu. Dans ces jeux périlleux où il jouait souvent sa propre peau, c’était la règle. Comme il n’y a pas de combat sans pertes d’hommes, les caprices de la vie vous réservaient ce genre de choses. Et il les acceptait avec son impassibilité habituelle qui, si elle paraissait par moments frôler l’indifférence, n’était autre chose que la résignation stoïque d’un vieux soldat.

Mais avec moi, c’était différent. J’étais – si vous me permettez d’essayer de l’exprimer – ce qui pour Diego Alatriste y Tenorio, ancien soldat des régiments de Flandre dans cette Espagne périlleuse et batailleuse, pouvait représenter le mot remords. Il ne lui était pas aussi facile de m’inscrire froidement sur la liste des pertes quand une affaire tourne mal.

Il était responsable de moi, qu’il le veuille ou non. Et de la même façon qu’on ne choisit pas les amis ni les femmes, car ce sont eux qui vous choisissent, la vie, mon père décédé, les hasards du destin m’avaient mis sur son chemin et il n’aurait servi à rien de se boucher les yeux devant un fait dérangeant mais certain : je le rendais plus vulnérable. Dans la vie qui était la sienne, Diego Alatriste était un fils de pute, mais un de ces fils de pute qui jouent selon certaines règles. Son mutisme et sa réserve étaient une façon comme une autre d’être désespéré. C’est pour cette raison qu’il scrutait les coins obscurs de la rue, dans l’espoir d’y trouver un sbire, un espion ou un ennemi quelconque qui lui aurait permis d’apaiser ce malaise qui lui nouait l’estomac et lui faisait serrer les mâchoires jusqu’à en avoir mal. Il aurait voulu trouver quelqu’un, se glisser vers lui dans le noir, silencieusement, le plaquer contre le mur en étouffant ses cris avec sa cape, puis, sans dire un mot, lui enfoncer toute sa dague dans la gorge, jusqu’à ce qu’il ne bouge plus et que le diable emporte son âme. Telle était sa règle.